Et son ombre recueille une sélection de textes sur les sœurs Brontë ainsi que sur quelques autres auteurs britanniques. Pratiquement tous proviennent du forum The Inn at Lambton. On peut considérer Et son ombre comme complémentaire au Wanderer of the Moors (site dédié entièrement aux sœurs Brontë) et à Passerelle (sur la littérature britannique en général). Par ailleurs, je tiens à m'excuser de la qualité pas toujours bonne des photographies que je propose de mes voyages en Angleterre, notamment dans le Yorkshire d’où étaient originaires les sœurs Brontë.

Shirley par Eugène Forcade

Troisième roman de Charlotte Brontë, Shirley parut au début de l'automne 1849, deux ans après Jane Eyre. Charlotte Brontë l'entama peu avant de devoir face aux disparitions prématurées de son frère Branwell et de ses sœurs Emily et Anne entre le mois de septembre 1848 et le mois de mai 1849.

Portant la marque de ces drames, Shirley traite de l'oppression des ouvriers et des femmes dans le cadre de la révolte luddite contre les machines telle qu'elle avait pris place au début du 19ème siècle dans le Yorkshire, la région natale de Charlotte Brontë.

Il est à noter que Charlotte Brontë se plut à modeler l'héroïne éponyme de son roman d'après sa sœur Emily. Elle confessa elle-même avoir désiré imaginer ce que cette dernière, avec son tempérament vif et farouche, serait devenue si elle était née dans une famille noble.

Shirley souffre assurément des limites de son esprit paternaliste et d'un certain déséquilibre de son organisation générale, Charlotte Brontë tenant mal tous ses fils narratifs. Toutefois, il ne manque pas de puissance et de justesse, notamment sur la domination séculaire des femmes.

The Inn at Lambton, 3 août 2013 

D'après mes recherches, Eugène Forcade (1820-1869) est l'homme qui fit connaître Charlotte Brontë en France. En 1848, il consacra en effet à Jane Eyre (paru en Angleterre en 1847) un article dithyrambique dans La Revue des Deux Mondes (vénérable organe qui existe toujours). Peut-être du reste est-ce à lui que l'on doit la première traduction (ou plutôt « imitation » par Old Nick [I]) de Jane Eyre en français l'année suivante, en 1849. Quoiqu'il en soit, cette même année, Eugène Forcade couvrit à nouveau de louanges Charlotte Brontë pour son Shirley, louanges dont je voudrais offrir quelques extraits. Charlotte Brontë elle-même déclara avoir trouvé dans le critique littéraire français celui ayant le mieux compris son roman.
Pour la bonne compréhension des lignes qui suivent, il convient de savoir que Charlotte Brontë se faisait passer, comme ses sœurs, pour un auteur masculin, Currer Bell, ce qui était mis en doute par certains critiques.  

 « Premièrement, Currer Bell est une femme : le roman de Shirley en est la preuve définitive. Ce livre abonde en caractères de femmes qu’une femme seule a pu nuancer avec cette variété et cette finesse. La cause des femmes y est défendue partout avec la conviction et l’art tout personnels à ceux qui plaident pour leur compte. 

(…) 
Ce roman dépayse fort agréablement un lecteur étranger. Il se compose, je crois, d’une trentaine de chapitres. Je ne connais pas le Yorkshire, où Currer Bell a placé la scène de Shirley ; mais, quoique le pays et la société ne paraissent pas devoir être fort attrayants pour un Français, j’y passerais volontiers un mois, à condition de voir en action chaque jour un chapitre de Shirley, de vivre avec des personnes aussi aimables, aussi originales, aussi curieuses que celles dont Currer Bell a peuplé son roman, et d’être admis aux entretiens vifs, énergiques, positifs, poétiques, fantasques, qui remplissent ce livre.

(…) 
Cette fois, Currer Bell n’a pas relevé la langueur de l’action par les soubresauts de passion où s’emportait Jane Eyre. Il y a moins d’invraisemblances dans Shirley ; il y a plus d’observation dans l’étude des caractères, plus d’habileté dans l’agencement des scènes, plus d’art peut-être dans le style ; tant pis, c’est un second roman ; je préfère le premier. Currer Bell a conservé cependant, en augmentant la dose çà et là, une des plus piquantes épices de son premier livre : la liberté morale, l’esprit d’insoumission, les velléités de révolte contre certaines conventions sociales. Le dernier mot de Shirley est un défi narquois aux censeurs de la morale de Jane Eyre.

(…)
Érigées en théorie, ces révoltes engendrent sans doute la plus dangereuse morale. L’âcre et ardente volupté qu’on trouve un moment à employer tous les ressorts de la vie, même lorsqu’on commence par n’y chercher que la satisfaction des plus nobles appétits de l’esprit, dure peu et aboutit à l’étourdissement le plus bestial. Chez Currer Bell, poussés au hasard d’un roman, ces cris révèlent les inquiétudes d’un feu de jeunesse qui ne s’est point épuisé, les ébullitions d’une force qui se tourmente à chercher une issue. La morale de Currer Bell semble inspirée par un individualisme puissant et exubérant. Il peut y avoir là le principe d’une fausse et funeste tendance; pourtant nous péchons si peu en France par ce genre d’exagération, nous nous sommes tant amollis dans l’excès contraire, qu’au lieu d’en faire un reproche à Currer Bell, je souhaiterais plutôt qu’il pût nous communiquer son défaut. » 

Après ces passages d'un article qui avait de quoi certes ravir Charlotte Brontë, le lecteur sera peut-être intéressé de savoir que Shirley fut traduit en français , enfin « imité », toujours par Old Nick, en 1850. Par la suite, à une époque où les droits d'auteurs étaient mal respectés, Villette, son dernier roman, fut traduit en 1854 (sous le titre La Maîtresse d'anglais) alors qu'elle l'avait expressément interdit parce qu'elle désirait ne pas causer d'embarras aux personnes qui eussent pu se reconnaître et être reconnues dans cette œuvre inspirée par son séjour à Bruxelles.
  
De la même manière, en 1859, soit quatre ans après sa mort, on n'hésitera pas à la faire passer pour l'auteur d'Agnès Grey à l'occasion de la parution en feuilleton de celui-ci dans La Presse littéraire ! Cela s'explique sans doute par le fait qu'à l'époque seule Charlotte Brontë était l'objet d'une véritable attention, que cela soit en France ou en Angleterre.

Pour donner encore une idée de ce qu'elle était de notre côté de la Manche, en 1861, certains journaux misèrent sur Charlotte Brontë pour augmenter leur nombre d'abonnés en offrant en prime son Professeur (le premier roman de Charlotte publié de façon posthume en Angleterre en 1857). [II]

Au cours des années suivantes, l'engouement pour Charlotte Brontë finira par passer même s'il semble que Jane Eyre restera une lecture de choix chez les jeunes filles à en juger par Le Refuge, roman sentimental d'André Theuriet paru en 1898 (cf. rubrique Charlotte).

Plus tard, dans les années 1920, ce sera au tour d'Emily de susciter l'enthousiasme avec ses Hauts de Hurlevent (après une première traduction sans succès dans les années 1890). Dès lors, notre passion pour les sœurs Brontë perdurera pendant plusieurs décennies, nos productions à leur sujet, que cela soit sur le papier, la scène ou à l'écran, se multipliant jusque dans les années 80 – avant une prochaine résurgence de fièvre ? 

I : Voir The Wanderer of the Moors, rubrique Charlotte. La première traduction fidèle de Jane Eyre « avec autorisation de l'auteur », selon la formule consacrée à l'époque, parut en 1854. 
II : Du moins s'il en faut en croire un article du Figaro paru cette même année.

(On peut lire l'article complet d'Eugène Forcade à cette adresse : http://fr.wikisource.org/wiki/Le_Roman_anglais_contemporain_en_Angleterre )

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