QUATRIÈME PROMENADE
MONDE INTÉRIEUR
La « pauvre gouvernante » que je suis, et dont le bonnet est imbibé de la sueur des efforts fournis pour parler d’Anne Brontë sous un jour que je voudrais limpide, s’offre un petit sourire timide : elle va enfin pouvoir parler un peu d’Agnès Grey, ce roman mal aimé aussi bien par les spécialistes que le grand public. Ne m’en voulez pas de le confesser, j’ai été chagriné par ce que j’ai entendu dire à son sujet au sein de cette auberge. Mesdames, vous avez blessé le cœur d’un homme ! (regard par en dessous le bonnet pour juger de son effet.)
Portrait d'Anne Brontë par sa sœur Charlotte
Pardonnez ma fantaisie (oh ! j’avoue que je me plais à être une « pauvre gouvernante » affublée d’un bonnet au sein d’une auberge littéraire), je vais redevenir sérieux. J’ai été déçu de voir que personne n’avait pris Agnès Grey pour ce qu’il était : un roman, sans nul doute inspiré par le vécu de son auteur, mais porté par une réelle ambition sociale et didactique dépassant le cas personnel.
Bien plus encore, cette œuvre mal comprise, ou plutôt mal approchée, est aussi animé par un certain souffle poétique si bien que George Moore, l'auteur, au tournant du XXe siècle, des Confessions d'un jeune Anglais et d'Esther Waters, chef-d’œuvre du naturalisme britannique, compara le style d'Anne Brontë à de la « mousseline blanche ».
Pour ma part aussi, j'ai éprouvé un sentiment de beauté devant ce style épuré et fluide que partagent les poèmes d'Anne Brontë ainsi que les quelques dessins connus de sa main, dessins qui m'ont fait songer aux tableaux contemplatifs de Caspar David Friedrich, le célèbre peintre romantique allemand. En fait, j'ai été si troublé par leur ressemblance que je désire vous permettre d'en être troublé peut-être à votre votre tour par une confrontation. De cette manière, j'espère rendre plus directement sensible tout ce qu'un roman comme Agnès Grey offre au lecteur – pour peu qu'il le lise sans prévention.
What you please – Anne Brontë
La Falaise de Rügen – C.D. Friedrich
Sans titre – Anne Brontë
Je ne sais si Anne Brontë connaissait l’œuvre du C.D. Friedrich (ce n'est pas impossible à une époque où l'Angleterre était attentive à la vie culturelle germanique). Quoi qu'il en soit, il est difficile de ne pas être frappé par tout ce que les dessins de l'une et les tableaux de l'autre offrent de commun.
Et ainsi d'Agnès Grey. En effet, au-delà de traiter sans fard de la condition des gouvernantes, le roman d'Anne Brontë constitue aussi le récit d'une jeune fille qui, après une enfance préservée du mal, s’élance dans le monde, ou plutôt la « création », car Agnès Grey est des plus pieuses, pour y découvrir, écœurée, les vanités et les turpitudes humaines.
Face au mal, Agnès Grey ne se rebelle certes pas ouvertement – elle ne le peut pas en tant que femme de condition inférieure. Elle ne cède pas non plus à un fatalisme sans espoir ni pour les autres ni pour elle-même mais, sans perdre confiance en un Dieu aimant, même si cela est parfois difficile, elle s’évertue à faire ce qu’elle peut, modestement, pour rester fidèle à elle-même face à tous ceux qui ne l’aiment pas, qui ne peuvent pas aimer quelqu’un de profondément, authentiquement honnête, droit et généreux.
Agnès Grey décrit les couches supérieures de la société victorienne dans un tel souci de véracité (j'insiste sur le terme) qu'on qualifierait volontiers l'approche d'Anne Brontë de naturaliste – ce qui était certes s'exposer (hier comme aujourd'hui) au rejet de la part d'une masse de lecteurs cherchant dans la littérature une vision adoucie et réconfortante du monde.
Toutefois, à travers son héroïne et l'espèce de pèlerinage existentiel qu'elle poursuit, le roman d'Anne Brontë est traversé par une poésie qui, sans affecter son caractère documentaire sur la société, lui confère quelque chose de frais et touchant - il est fort regrettable que si peu de monde y ait été sensible.
On pourrait envisager de la même manière les poèmes d'Anne Brontë. Comme Agnès Grey, leur facture simple a paru porter la marque d’une capacité bornée d’expression. Cependant, il faudrait aussi plutôt voir dans ce style le miroir d’une émotivité aussi profonde que contenue.
Pour autant, cela ne signifie pas qu’Anne Brontë n'éprouva pas de grands tourments personnels et spirituels tout au long de sa vie, comme le révèle le poème To Cowper mais, pour les apaiser, elle aspirait plutôt à des baumes caressants (comme s'entretenir avec un pasteur appartenant à une confession prêchant un Dieu bienveillant – cf. épisodes précédents) qu’aux brutales et enivrantes médecines de la passion.
Cela ne signifie pas non plus que le cœur doux d’Anne Brontë n’était pas irritable au plus haut point. La Locataire de Wildfell Hall est ainsi l’œuvre d’une femme très en colère !
Le fait qu’Anne Brontë a envoyé
quelques assiettes et casseroles sur la tête d’une gent masculine
odieuse envers les femmes sera un des sujets de notre dernière
promenade.
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