P…, tu fais bien de le souligner, Anne Brontë devait faire aussi face aux préjugés contre les femmes. Elle discuta elle-même de ce problème à la fin de la préface qu'elle écrivit pour la deuxième édition de La Locataire de Wildfell Hall en réponse aux critiques que son roman avait suscité à sa parution. Comme cette préface est brève, je me propose d'en offrir ici une traduction complète – faite en toute modestie bien sûr.
Pour bien comprendre ce texte, il faut savoir qu'Anne Brontë, comme ses sœurs, publiait alors sous des pseudonymes masculins, les spéculations sur l'identité et le sexe des frères Bell (Currer pour Charlotte, Ellis pour Emily et Acton pour Anne) allant bon train toutefois :
« Si je reconnais que le succès du présent ouvrage a été plus grand que ce que je m'attendais, et que d'aimables critiques l’ont loué plus qu’il ne le méritait, je dois aussi admettre que d’autres l’ont blâmé avec une dureté qui m'a surprise, si bien qu'ils m'apparaissent avoir été aiguillonné davantage par leur humeur que par l'équité. Il ne revient guère à l'auteur de réfuter les arguments de ses censeurs et de défendre ses propres productions, mais je crois devoir faire ici quelques observations qui auraient pu constituer une préface à la première édition de ce roman eussé-je prévu des lecteurs à l'esprit partial ou se satisfaisant de leur jugement après une lecture hâtive.
En écrivant les pages suivantes, mon but ne se bornait pas à amuser le Lecteur ni de me faire plaisir. Pas plus était-il d’entrer dans les bonnes grâces de la Presse et du Grand Public : je désirais dire la vérité, car la vérité communique toujours sa propre morale à ceux capable de la recevoir. Mais comme le trésor sans prix se cache trop souvent au fond d’un puits, quelque courage est nécessaire pour aller le chercher, surtout quand on doit s’attendre au mépris et à la méfiance pour avoir plongé dans l'eau et la boue plutôt qu'à des remerciements pour le joyau qu’on en aura rapporté. De la même façon, celle qui entreprend de faire le ménage dans l’appartement d’un célibataire négligent recevra davantage d’invectives pour la poussière qu’elle soulève que de gratitude pour la propreté en résultant. Ne croyons pas cependant que je me considère moi-même compétent pour réformer les erreurs et les abus de la société. Je désirais seulement apporter une humble contribution à ce dessein louable, et si je puis me faire entendre un tant soit peu par le public, je préfère que cela soit avec de saines vérités plutôt qu'avec de nombreuses inepties.
De la même façon que je fus accusé avec l’histoire d’Agnès Grey d’en avoir rajouté là où la vérité était reproduite avec le souci de fidélité le plus grand, je me retrouve avec le présent ouvrage blâmé pour dépeindre CON AMORE, « avec un amour morbide de la grossièreté, sinon de la violence », des scènes qui, j’ose l'affirmer, n’ont pas été plus pénibles à lire pour mon critique le plus consciencieux qu’à écrire pour moi. Il se peut que je sois allé trop loin, auquel cas il faudra que je prenne garde dans le futur à ne plus causer de troubles inutiles à mes lecteurs ou à moi-même. Toutefois, quand il est question de vice et de personnages odieux, je maintiens qu’il vaut mieux les représenter comme ils sont vraiment et non comme ils voudraient eux-mêmes paraître. Peindre une mauvaise chose sous son jour le moins offensant est sans nul doute le parti le plus agréable à adopter pour un écrivain, mais est-ce le plus honnête, ou le plus sûr? Vaut-il mieux couvrir de branches et de fleurs les chausse-trappes de la vie ou les révéler au jeune et insouciant pèlerin ? Oh ! Lecteur, si l’on dissimulait moins délicatement les faits, si on ne marmonnait pas « Paix, paix » là où il n’y a en pas, les pêchés et de misères ne feraient pas leur lit au sein de notre jeunesse livrée de la sorte à la seule expérience pour acquérir une science amère.
On ne me comprendrait pas bien en considérant comme un exemple répandu le terrible vaurien que je mets en scène, avec ses compagnons de débauche, dans ce roman. Son cas est extrême et je pensais que cela serait évident pour le lecteur. Toutefois, de tels personnages existent, et si j’ai empêché un jeune homme imprudent de suivre leurs pas ou une jeune femme irréfléchie de commettre les mêmes erreurs, au demeurant naturelles, que mon héroïne, ce roman n’aura pas été écrit en vain. En même temps, si d’honnêtes lecteurs doivent en retirer plus de peine que de plaisir, j’implore humblement leur pardon, telle n’était pas mon intention. La prochaine fois, je m’efforcerai de faire mieux, car j’aime procurer des joies innocentes. Mais qu'il soit clair que je n'y bornerai pas mon ambition ni à produire « une œuvre d’art parfaite » : que le temps et les talents soient ainsi employés, je les tiendrais pour gâchés et mal employés. Les dons modestes que Dieu m’a accordé, je m’évertuerai à les destiner aux fins les plus justes. Si je suis capable de distraire, j’essaierai de le faire, mais quand je jugerai de mon devoir de dire une vérité dérangeante, je suis absolument DÉCIDÉ, avec l’aide de Dieu, à la dire au prix du plaisir immédiat et de ma réputation.
Un mot encore et j’en aurai fini. Au sujet de l’auteur lui-même de ce roman, je voudrais que l’on ne confonde plus Acton Bell avec Currer ou Ellis Bell, et qu’on n’attribue plus de la sorte à ces derniers les fautes du premier. Ensuite, qu’Acton Bell soit un pseudonyme ou non, cela ne présente pas un grand intérêt pour ceux qui connaissent seulement ses œuvres. De même est-il peu important à mon sens de savoir qu'Acton Bell soit un homme ou une femme comme un ou deux de mes critiques prétendent l’avoir deviné. Au demeurant, je considère cela comme un compliment pour la justesse des traits de mes personnages féminins. Bien que je sois enclin à faire de ce soupçon la cause principale de la sévérité de mes censeurs, je ne ferai nul effort pour les réfuter car, pour ma part, je suis content d’un livre pourvu qu'il soit bon quel que soit le sexe de son auteur. Tous les romans sont, ou devraient être, écrits pour les hommes et les femmes indistinctement. Je ne vois pas pourquoi un homme pourrait se permettre d'écrire des œuvres susceptibles de choquer une femme, et pourquoi une femme devrait s'interdire d'écrire des œuvres susceptibles de profiter à un homme.
Le 22 juillet 1848 »
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