Et son ombre recueille une sélection de textes sur les sœurs Brontë ainsi que sur quelques autres auteurs britanniques. Pratiquement tous proviennent du forum The Inn at Lambton. On peut considérer Et son ombre comme complémentaire au Wanderer of the Moors (site dédié entièrement aux sœurs Brontë) et à Passerelle (sur la littérature britannique en général). Par ailleurs, je tiens à m'excuser de la qualité pas toujours bonne des photographies que je propose de mes voyages en Angleterre, notamment dans le Yorkshire d’où étaient originaires les sœurs Brontë.

Le Refuge d'André Theuriet

(À la suite de remerciements pour avoir montré quelques pages du programme de l'adaptation théâtrale de Jane Eyre proposé par Fay Weldon en 1986.)

The Inn at Lambton, 12 avril 2014

Merci, merci, c’est gentil ! Vos réactions révèlent à nouveau que Jane Eyre compte toujours de nombreuses admiratrices ! À ce sujet, j'ai envie aujourd'hui de vous faire découvrir une jeune fille d’antan se laissant aller à rêvasser sur une chaise, le roman de Charlotte Brontë sur ses genoux, telle qu'André Theuriet l'a mise en scène en 1898 dans Le Refuge :   


a joui jadis d'une célébrité méritée et qui passionne encore aujourd'hui bien des imaginations de jeunes filles.

Jane Eyre plaisait à Mlle de Louëssart, parce qu'elle y trouvait certaines analogies entre sa propre situation et celle de l'héroïne du roman. Non pas qu'elle se jugeât physiquement ou moralement semblable à la pâle et énergique institutrice de Lowood, mais parce que leurs conditions d'existence et leurs secrètes aspirations étaient de même nature. Comme Jane, Catherine se sentait pauvre, négligée, presque abandonnée à elle-même, condamnée à une obscure vie d'isolement et de monotonie, et, comme Jane, elle était tourmentée du désir d'aimer et de se dévouer. Elle ne se faisait aucune illusion sur ses chances d'avenir fille sans dot, ayant un père tel que le sien, cloîtrée dans un hameau perdu au fond des bois, elle ne pouvait guère songer à se marier selon son cœur, et cependant elle avait horreur de devenir vieille fille. A vingt ans on espère contre toute espérance et bien des fois, comme Jane Eyre sur le chemin de Hay, elle s'était arrêtée à la lisière de la forêt pour y attendre le chimérique passage du « fils du roi » de ses rêves. Au fond, elle ne tenait pas au « fils du roi»; elle demandait seulement à « l'inconnu » d'être un gentleman comme Rochester. Fût-il même plus vieux, plus laid, plus malheureux que l'ami de Jane Eyre, elle était prête à s'attacher à lui, à le consoler, à trouver ainsi dans la joie de se dévouer une sorte de mirage de l'amour… Mais parmi les verts sentiers de la forêt, elle n'avait jusqu'alors rencontré que des brioleurs avec leur file de mulets et des bûcherons regagnant la coupe. Le fils du Roi ni même Rochester ne s'étaient montrés, et elle attendait toujours.

Sa lecture l'avait rendue rêveuse ; elle déposa le livre sur ses genoux et ses regards mélancoliques se tournèrent vers les prochaines futaies, dont elle apercevait la jeune verdure à travers la bruine. Fine, pénétrante et subtile, la senteur des muguets, éparse dans l'étroite salle à manger, faisait monter jusqu'à elle ses plus suaves haleines. Cette suggestive bouffée printanière ramena ses yeux vers le bouquet posé sur la table. Elle revit la combe foisonnante de fleurs, le sentier sinueux descendant vers la source en même temps l'image de M. de Lochères s'évoqua dans son cerveau et, tout naturellement, s'associa à celle du Rochester de Jane Eyre. Un sourire vite réprimé effleura sa bouche espiègle, puis elle haussa brusquement les épaules. Ses lèvres redevinrent sérieuses et un pli méditatif raya la lisse blancheur de son front.

Assurément, Vital ressemblait par certains points à Rochester. Lui aussi, semblait avoir eu peu à se louer de la vie. Il était plus vieux que le maître de Thornfield, mais il n'était pas laid. Ses traits fatigués, battus par une mystérieuse tourmente, avaient gardé un reflet de la beauté de sa jeunesse. En fermant les yeux, Catherine se remémorait avec une surprenante netteté les épaules robustes du propriétaire de la Harazée, sa tournure jadis svelte et maintenant alourdie par un commencement d'embonpoint; son teint pâli, sa bouche chagrine sous la barbe grisonnante, ses paupières fanées, mais s'ouvrant sur des prunelles d'un bleu caressant. Comme Rochester, il vivait isolé dans son manoir de la Harazée et n'y retrouvait sans doute que de maussades souvenirs.

Par une lente assimilation, la figure du héros de son livre anglais et celle de M. de Lochères finissaient par se confondre dans l'esprit de Catherine. Elle se laissait alors doucement glisser sur la pente des romanesques suppositions, et se demandait de quelle façon elle agirait si, comme Rochester à Jane Eyre, Vital lui disait un jour : « Je vous offre ma main et mon cœur… » Assurément, ni les paroles ni les actes de M. de Lochères n'autorisaient Mlle de Louëssart à présumer d'aussi hasardeuses intentions. Au contraire, l'attitude de Vital pendant tout l'hiver indiquait plutôt un sentiment de méfiance. Et pourtant un subtil instinct féminin insinuait à la jeune fille que le maître de la Harazée ne la regardait pas d'un œil indifférent...

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