TROISIÈME PROMENADE
YORK
C'est à ses 19 ans, en avril 1839, qu'Anne Brontë entra dans la carrière de « pauvre gouvernante » au sein de la famille Ingham à Blake Hall. Charlotte en découvrira à son tour les affres un mois plus tard, chez les Sidgwick, à Lothersdale, dans le cadre d'un engagement de quelques semaines.
Si Charlotte doutait des capacités de sa sœur, au caractère doux et effacé, à remplir une telle charge, celle-ci entendait bien la détromper. Malheureusement, Anne ne devait pas arriver à asseoir son autorité sur les enfants qui lui furent confiés de sorte qu'elle reçut son congé au bout de seulement six mois de service.
Anne Brontë mettra en scène plus tard cette première expérience difficile dans Agnès Grey, la famille de parvenus que représentent les Bloomfield étant inspirée par les Ingham. Charlotte se plaindra aussi en privé du caractère entre deux chaises de la condition de gouvernante la plaçant au-dessus des domestiques, mais au-dessous des employeurs.
Ainsi, à l'orée de l'année 1840, Anne Brontë fit son retour à Haworth où elle retrouva ses sœurs privées comme elle de situation.
Après son récent échec à Bradford comme peintre-portraitiste, Branwell était peut-être – les dates sont imprécises – également présent pour la réconforter avant son prochain départ pour Ulverston, petite cité à proximité de la région des lacs, où l'attendait un poste de précepteur – poste dont il démissionnera quelques mois plus tard avant d'atterrir, dans les semaines suivantes, lui qui avait rêvé d'une vie d'artiste, dans les chemins de fer comme modeste préposé au guichet...
Quant à ses sœurs dont l'avenir était incertain, elles commencèrent à songer à ouvrir leur propre école sans se sentir malheureuses d'une situation qui leur donnait notamment tout le loisir de cultiver leurs jeux d'écriture conduits depuis l'enfance.
Leur quotidien se trouva en outre égayé par le nouveau vicaire de leur père, William Weightman, dont la bonté et la douceur les enchantèrent.
Particulièrement soigneux de sa mise – ce qui lui valut de la part des sœurs Brontë le surnom de Miss Celia Amelia – le jeune homme était porté aussi aux toquades sentimentales. Charlotte plaisanta, dans une lettre, sur les regards insistants que, lors du service dominical, William Weightman adressa du haut de sa chaire à une Anne s'efforçant de rester de son côté imperturbable.
En considérant certains poèmes ainsi que le personnage de John Weston dans Agnès Grey, on a pu avancer qu'Anne tomba follement amoureuse de son soupirant au cœur d'artichaut. Pour ma part, je ne suis pas convaincu par cette théorie. Si l'on songe, par exemple, au caractère présenté par John Weston, il n'est empreint ni de féminité ni d'inconstance. Quoi qu'il en soit, le fait est certain que William Weightman n'offrit pas le mariage à Anne.
Au lieu de cela, Anne quitta Haworth à la fin de l’année 1841 pour occuper de nouvelles fonctions de gouvernante chez la famille Robinson à Thorp Green Hall dans la région de York.
Ce départ advint cette fois peu après celui de Charlotte chez la famille White à Rawdon, près de Bradford, même si cette dernière put bientôt abandonner sa charge. Elle était en effet parvenu à convaincre sa tante Elizabeth Branwell du bien-fondé de son projet d'école et à obtenir de sa part un prêt pour qu'elle et Emily puissent compléter leurs qualifications sur le continent.
Après avoir été tentée, pour des raisons de coûts, de fixer son choix sur un établissement situé à Lille, Charlotte cédera finalement aux instances de sa grande amie Mary Taylor de voir venir les deux jeunes femmes la rejoindre à Bruxelles où elle et sa sœur Martha étaient pensionnaires. Ainsi Charlotte, le cœur plein d'espoirs, et Emily, le dos rond, quittèrent l'Angleterre pour la Belgique au début de l'année 1842.
Pour revenir à Anne, sa seconde expérience de gouvernante fut plus heureuse que la première. Elle sut faire apprécier ses talents d'éducatrice par les Robinson même si de son côté leurs mœurs aristocratiques ne lui plurent guère – comme elle en témoignera aussi dans Agnès Grey à travers les Murray.
Toutefois, les soucis et la désolation devaient s'abattre sur les Brontë tout au long de l'année 1842. Pour commencer, au mois de mars, Branwell fut honteusement renvoyé des chemins de fer pour négligences comptables. Ensuite, une terrible série de morts survint : tour à tour, William Weightman, d'une infection, en août, Martha Taylor, en octobre, à Bruxelles, dans des conditions restées mystérieuses, enfin, la vieille tante Elizabeth quelques jours plus tard quittèrent ce monde.
Ce dernier événement provoquera le retour précipité à Haworth de Charlotte et Emily. Temporaire pour la première, il sera définitif pour la seconde afin de ne pas laisser sans proche leur père devenu aussi âgé. Charlotte regrettera cependant son choix de revenir seule à Bruxelles comme elle y développera des sentiments non partagés pour son professeur de français, Constantin Heger, époux de la directrice de sa pension. Sa détresse décidera de son départ de Bruxelles à la fin de l'année 1843.
De leur côté, au cours de cette année, Anne et Branwell se retrouvèrent à travailler sous le même toit à Thorp Green Hall après qu'Anne eut convaincu les Robinson d'engager son frère comme précepteur de leurs fils. Malheureusement, l'enfant terrible de la fratrie Brontë fera encore faire des siennes et pas des moindres puisqu'il nouera une liaison adultère avec la maîtresse de maison. On ne sait comment cette liaison fut découverte, mais elle aura pour conséquence de décider Anne à démissionner de son poste en 1845, peu avant que n'intervienne le renvoi bruyant de Branwell.
En fait, il convient de savoir que la réalité elle-même de cette liaison a été remise en cause faute de documents directs connus. Ainsi, dans Le Monde infernal de Branwell Brontë, paru en 1960, Daphné du Maurier développa la thèse selon laquelle cette liaison était une pure invention du jeune homme pour donner un caractère avantageux à son congé. Toutefois, une lettre trouvée dans les années 80 prouverait bel et bien le fait que Branwell et Mrs Robinson furent amants. Pour ma part, j'avoue qu'il faudrait que j'en prenne lecture pour être convaincu, mais passons à nouveau.
Branwell ne devait jamais se remettre de son renvoi. Sombrant dans l'alcool et la drogue (le laudanum, médicament à base d'opium), ses crises de violence et de démence feront vivre un quotidien de plus en plus pénible à son entourage à Haworth.
À cela s'ajouta pour les sœurs Brontë le fait de voir tourner court leur projet d'ouvrir une école au sein du presbytère familial faute même d'une seule inscription.
*
C'est ainsi seulement à l'automne 1845, après la découverte impromptue par Charlotte de poèmes qu'Emily avait composés en secret, découverte qui déclencha du reste une dispute mémorable, que les sœurs Brontë se décidèrent à placer leur destin entre les mains de la littérature – ce sans en faire part à personne, y compris Branwell.
Elles conçurent d'abord un recueil commun de poésies qui, publié à leurs frais en 1846, sous les pseudonymes masculins de Currer (Charlotte), Ellis (Emily) et Acton (Anne) Bell, n'aura en tout et pour tout que deux acquéreurs.
Pendant la préparation de la publication de leur recueil, les sœurs Brontë se lancèrent aussi chacune dans la rédaction d'un roman : Le Professeur pour Charlotte, Les Hauts de Hurlevent pour Emily et Agnès Grey pour Anne. Seuls les deux derniers trouveront alors un éditeur non sans que leurs auteurs n'en soient à nouveau en partie de leur poche.
Toutefois, ce sera finalement Charlotte (ou plutôt Currer Bell) qui, avec Jane Eyre, écrit dans la foulée du Professeur, sera la première à être publié à l'automne 1847 pour connaître un succès retentissant. Quelques semaines plus tard, les romans d'Emily et Anne (ou plutôt Ellis et Acton Bell, les sœurs Brontë garderont toujours ces pseudonymes) n'auront pas le même sort. Les Hauts de Hurlevent suscitèrent certes quelque intérêt tandis qu’Agnès Grey passa inaperçu.
Nous lui consacrerons, nous, une promenade particulière la prochaine fois, je n'en dis pas plus.









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