Et son ombre recueille une sélection de textes sur les sœurs Brontë ainsi que sur quelques autres auteurs britanniques. Pratiquement tous proviennent du forum The Inn at Lambton. On peut considérer Et son ombre comme complémentaire au Wanderer of the Moors (site dédié entièrement aux sœurs Brontë) et à Passerelle (sur la littérature britannique en général). Par ailleurs, je tiens à m'excuser de la qualité pas toujours bonne des photographies que je propose de mes voyages en Angleterre, notamment dans le Yorkshire d’où étaient originaires les sœurs Brontë.

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Sur les traces d'Anne Brontë

The Inn at Lambton, 20 juin 2013

Anne Brontë est la moins populaire des soeurs Brontë, et je le dirai fort simplement : c’est immérité. Comme j'ai à le regretter au sein même de cette auberge imaginaire, sa lecture est faussée par le fait d'en attendre des passions analogues à celles offertes par Charlotte et Emily. 

Toutefois, au lieu de me lancer dans un long plaidoyer en sa faveur, je voudrais faire découvrir sa vie et son oeuvre à travers les lieux qui ont compté pour elle en vous proposant une suite de promenades littéraires que nous ferons d'un pas tranquille et contemplatif selon les habitudes d'Anne Brontë elle-même s'il faut en juger d'après son double Agnès Grey. 

Je reconnais que mes photos ne sont pas de qualité égale, que l'on soit indulgent comme pour le reste, je n'entends pas faire un récit exhaustif de la vie d'Anne Brontë ni son portrait précis, mais seulement la rendre plus familière. 

Bien ! Est-ce que tout le monde a pensé à se munir d'une ombrelle, le temps est en effet des plus changeants à Haworth ? Sinon, vous en trouverez dans les boutiques de souvenirs sur la grande-rue que nous allons grimper maintenant !

PREMIÈRE PROMENADE
HAWORTH

Cadette d'une fratrie comptant déjà cinq sœurs et un frère, Anne Brontë naquit en 1820 dans le village de Thornton, à quelques kilomètres de Bradford dans le Yorkshire au nord de l'Angleterre – alors en plein développement industriel. 

D'origine irlandaise modeste, son père, Patrick Brontë, était pasteur au sein de l’église anglicane, carrière qu'il embrassa après avoir été boursier à Cambridge. Sa mère, Maria Branwell, était issue pour sa part d'une famille aisée de Cornouailles. 

C'est quelques semaines après la naissance d'Anne Brontë que sa famille quitta Thornton pour le village voisin de Haworth situé en lisière de landes qui devaient compter beaucoup dans la vie des enfants Brontë. 

Un an plus tard, en 1821, alors qu'Anne n'était que bébé, sa mère succomba, après de grandes souffrances, à un cancer. Ce triste événement décida de l'emménagement à Haworth de la sœur de cette dernière, Elizabeth Branwell. 

Ce ne fut pas la seule disparition qui marqua les premières années des enfants Brontë. En 1825, les deux sœurs aînées Maria et Elizabeth, âgées l'une de 11, l'autre de 10 ans, furent emportés à leur tour par des infections causées par les conditions sanitaires exécrables de la pension pour filles de pasteurs pauvres où elles avaient été placées avec leurs plus petites sœurs Charlotte et Emily.  

Charlotte fera revivre plus tard le souvenir traumatique de Cowan Bridge dans Jane Eyre où elle dépeindra sa sœur Maria sous les traits d’Helen Burns, l'amie bonne, intelligente et pieuse de son héroïne enfant.  

 
Jusqu'en 1836 et ses 15 ans et demi, la vie d'Anne Brontë se déroula exclusivement au sein du presbytère familial aux côtés de ses sœurs et de son frère Branwell. Durant cette période, seule Charlotte, en 1831, alors qu'elle avait 14 ans, quittera Haworth pour entrer de nouveau en pension. 

Privés de mère, les enfants Brontë eurent pour père un homme indubitablement bon, mais assez distant, sinon avec son fils Branwell, enfant surdoué sur lequel toute la famille fondait de grandes espérances. De même, l'affection d'Elizabeth Branwell pour ses nièces et son neveu semble avoir été peu effusive. L'on sait toutefois que celle-ci éprouvait une prédilection pour la petite Anne à la santé déjà fragile et qui souffrait de plus d'un défaut d'élocution. Elizabeth Branwell en fit même sa compagne de lit la nuit. Comme elle appartenait à la confession méthodiste, certains biographes et commentateurs en ont donné une image de vieille fille fanatique. Toutefois, le peu que l'on sache d'elle ne laisse en rien suggérer une telle conduite même si on ne peut exclure la possibilité que ses croyances aient laissé, d'une façon ou d'une autre, leur marque dans l'esprit des sœurs Brontë – Anne et Charlotte connaîtront en effet de grandes périodes de crise religieuse au fil des années. 

Parmi les adultes entourant les petits Brontë, il ne se trouvera que la truculente servante Tabitha Aykroyd pour témoigner d'une attitude chaleureuse à leur endroit. Ceci étant, après de premières épreuves douloureuses, on peut dire que leurs années d'enfance et d'adolescence furent somme toute paisibles, voire heureuses.  

Sans guère fréquenter, à la différence de leur frère, les autres habitants du bourg, les sœurs Brontë voyaient leurs occupations se partager entre études, promenades dans la lande et jeux d'écriture menés avec passion. 

Sous l'égide de Branwell, les sœurs Brontë commencèrent en effet tôt à développer leur talent littéraire à travers l'univers de Glass Town, colonie imaginaire d'Afrique où était donné libre-cours à l'imagination la plus fantasque. Plus tard, au début de leur adolescence, Emily et Anne délaisseront Glass Town pour créer leur propre univers de Gondal qu'elles se plairont à situer dans le Pacifique Nord.  

Nous reviendrons à l'occasion de notre deuxième promenade dans la lande (oui, madame, il faudra grimper encore un peu) sur cette œuvre poursuivie jusqu'à un âge avancé par Emily et Anne et dont il ne subsiste que quelques poèmes à la différence des milliers de pages laissés par Branwell et Charlotte autour de Glass Town.

Sur les traces d'Anne Brontë

The Inn at Lambton, 22 juin 2013

DEUXIÈME PROMENADE
LA LANDE

« Lorsque le temps était beau et convenable, nous partions en balade dans la lande, descendant dans les petites gorges qui en rompent la monotonie. Les rives et le clapotis des ruisseaux constituaient des trésors de ravissement. Emily, Anne et Branwell avaient coutume de franchir les courants à gué, y plaçant parfois des pierres pour leurs deux autres camarades [c'est-à-dire Charlotte et Ellen Nussey, la narratrice de cet extrait]. Nous prenions un long plaisir à ces endroits – chaque touffe de mousse, chaque fleur, chaque couleur et forme était signalé et apprécié. Emily en particulier témoignait sa jubilation devant toutes ces niches de beauté – pour un temps, sa réserve habituelle disparaissait. Une fois, nous fimes une plus longue promenade vers un endroit qu'Emily et Anne appelaient « La rencontre des eaux ». C'était un petit oasis de gazon vert-émeraude. Quelques larges pierres servirent comme sièges de repos. Assises là, nous étions cachées du reste du monde, rien n'apparaissant à l'horizon sinon des miles et des miles de bruyères, un ciel bleu splendide et un soleil éclatant. Le souffle d'une brise fraiche nous grisa. Nous rîmes et plaisantâmes les unes des autres, puis décidâmes de nous surnommer le quartette. Emily, penchée sur une pierre en forme de dalle, jouait comme une enfant avec les têtards, les faisant nager pour ensuite moraliser sur les forts et les faibles, les braves et les lâches comme elle les poursuivait avec sa main. » 

Ce récit est l'un des rares à offrir une image vivante des sœurs Brontë au sein de cette lande qu'elles chérissaient. Après la mort d'Anne, Charlotte se remémorera comment « les perspectives lointaines faisaient [son] ravissement et quand je regarde autour de moi, elle est là, dans le bleu, les brumes pales, les vagues et les ombres de l'horizon. »  








Emily et Anne Brontë furent particulièrement proches l'une de l'autre au cours de leur adolescence. Les unissaient non seulement un même amour de la lande, des animaux et du jardinage, mais aussi l'imaginaire sous l’impulsion d'Emily à travers Gondal après avoir pris part dans leur enfance au jeu de Glass Town aux côtés de Charlotte et Branwell.

Manifestement, Emily et Anne ne se retrouvaient plus dans un univers où Charlotte et Branwell se délectaient à faire se déchaîner sous un soleil tropical d'Afrique les passions guerrières et sentimentales. D'après le peu qu'il en reste, les aventures imaginées par Emily et Anne sur l'île froide de Gondal dégagent un ton plus concentré, méditatif et grandiloquent – peut-être dans le goût des grands cycles chevaleresques médiévaux comme le Roi Arthur.

À l'image de leurs aînés, Emily et Anne resteront attachés à leur jeu au-delà des années d'adolescence. Anne s'en lassera la première dans son désir de se frotter à la vie de la société – désir que n'éprouvera jamais guère Emily.

Ce serait du reste à la répugnance de cette dernière à vivre éloigné de la lande qu'Anne devrait son premier départ de Haworth pour la pension proche de Roe Head à ses 15 ans, en 1836. Devenue enseignante de l'établissement après y avoir été elle-même élève, Charlotte avait en effet accepté que la moitié de sa rétribution soit de voir une de ses sœurs y être accueillie gratuitement. Mais Emily, qui fut alors la sœur désignée, tomba gravement malade après seulement quelques semaines de séjour, rongée par la nostalgie de la liberté et de ses terrains de promenade – du moins d'après le diagnostic établi par son aînée. 

Quelle que soit la cause réelle de l'infection que contracta Emily, Anne prit alors la place de cette dernière à Roe Head. Au cours des deux années passées aux côtés de Charlotte à Roe Head puis à Dewsbury Moors où la pension déménagera en 1837, on sait qu'elle se révéla une élève studieuse et solitaire – un document subsiste sur un premier prix qu'elle reçut pour bonne conduite. [I]

Jusqu'à ce que la maladie n'entraine à son tour son départ à la fin de l'année 1837 [II], ce séjour fut aussi marqué pour Anne (comme pour Charlotte du reste) par le tourment d'être, selon la doctrine de la prédestination, une âme réprouvée par Dieu. Anne parviendra toutefois à surmonter ses angoisses spirituelles, du moins pour un temps, grâce à un pasteur morave dont elle sollicita les visites, James LaTrobe, qui sut l'ouvrir à une vision plus bienveillante de Dieu à l’égard de ses créatures.

Plus tard, Anne Brontë fera prévaloir dans son œuvre une foi dans un salut universel et non réservé à quelques élus, mais nous sommes encore loin de ce moment de sa vie. Comme nous le relaterons au cours de la prochaine promenade, avant de confier son destin à l'écriture, Anne sera d'abord pendant plusieurs années une « pauvre gouvernante »… [III] 
   
I : Pendant ce temps, Emily quittera à nouveau Haworth pour occuper brièvement un poste d'enseignante dans la ville voisine d'Halifax. De son côté, après avoir eu en 1835 des velléités d'entrer à la Royal Academy de Londres, Branwell voudra prendre son envol dans la vie en 1837 en ouvrant un atelier de peintre-portraitiste à Bradford – après des débuts prometteurs, l'expérience tournera rapidement court.  

II : Charlotte démissionnera de son poste pour la même raison au printemps suivant. 

III : « Pauvre gouvernante » était le premier grade que l'on recevait au sein de The Inn at Lambton. Eh oui ! Moi aussi, j'en suis passé par là...

Sur les traces d'Anne Brontë

The Inn at Lambton, 24 juin 2013

TROISIÈME PROMENADE
YORK

C'est à ses 19 ans, en avril 1839, qu'Anne Brontë entra dans la carrière de « pauvre gouvernante » chez la famille Ingham à Blake Hall. Charlotte en découvrira aussi les affres un mois plus tard, chez les Sidgwick, à Lothersdale, dans le cadre d'un engagement de quelques semaines.

Si Charlotte doutait des capacités de sa sœur, au caractère doux et effacé, à remplir une telle charge, celle-ci entendait bien la détromper. Malheureusement, Anne ne devait pas parvenir à asseoir son autorité sur les enfants qui lui furent confiés de sorte qu'elle reçut son congé au bout de seulement six mois de service.

Anne Brontë fera revivre plus tard cette première expérience difficile dans Agnès Grey, la famille de parvenus aux enfants particulièrement mal élevés que représentent les Bloomfield étant inspiré par les Ingham. Charlotte se plaindra aussi en privé du caractère entre deux chaises de la condition de gouvernante la plaçant au-dessus des domestiques, mais au dessous des employeurs.

Ainsi, à l'orée de l'année 1840, Anne Brontë fit son retour à Haworth où elle retrouva ses soeurs privées comme elle de situation.    
 
Après son récent échec à Bradford comme peintre-portraitiste, Branwell était peut-être – les dates sont imprécises – aussi présent pour la réconforter avant son prochain départ pour Ulverston, petite cité à proximité de la région des lacs, où l'attendait un emploi de précepteur – emploi dont il démissionnera quelques mois plus tard avant d'atterrir, les semaines suivantes, lui qui avait rêvé d'une vie d'artiste, dans les chemins de fers comme modeste préposé au guichet... 

Quant à ses sœurs à l'avenir incertain pour lequel elle ne comptait ni sur le mariage ni sur la littérature, c'est au cours de cette période qu'elles commencèrent à songer à ouvrir leur propre école.  

Sur ce, les sœurs Brontë étaient loin d'être malheureuses d'une situation qui leur donnait notamment tout le loisir de cultiver leurs jeux d'écriture conduits depuis l'enfance.  

Leur quotidien se trouva en outre égayé par leur fréquentation du nouveau vicaire de leur père, William Weightman, dont la bonté et la douceur les enchantèrent.  

Particulièrement soigneux de sa mise – ce qui lui valut de la part des sœurs Brontë le surnom de Miss Celia Amelia – le jeune homme était porté aussi aux toquades sentimentales. Dans une lettre de cette époque, Charlotte plaisante à cet égard sur les regards insistants que, lors du service dominical, le jeune homme adressa du haut de sa chaire à une Anne s'efforçant de rester de son côté imperturbable.

En considérant certains poèmes ainsi que le personnage de John Weston dans Agnès Grey, certains ont avancé que cette dernière tomba follement amoureuse de son soupirant au cœur d'artichaut. Pour ma part, je ne suis pas convaincu par cette théorie. Si l'on songe par exemple à la personnalité présentée par John Weston, elle n'est empreinte ni de féminité ni d'inconstance. 

Quoi qu'il en soit, ce qui reste certain est le fait que William Weightman ne s'offrit pas en mariage à Anne au cours de l'année où ils se côtoyèrent à Haworth jusqu'au départ, fin 1841, de la jeune femme pour entrer dans ses nouvelles fonctions de gouvernante chez la famille Robinson à Thorp Green Hall dans la région de York. 

Ce départ advint cette fois peu après celui de Charlotte chez la famille White à Rawdon, près de Bradford, même si cette dernière put résigner bientôt sa charge comme elle parvint à convaincre sa tante Elizabeth Branwell du bien-fondé de son projet d'école et à obtenir de sa part un prêt pour qu'elle et Emily puissent compléter leurs qualifications sur le continent. 

Après avoir été tenté, pour des raisons de coûts, de fixer son choix sur une école située à Lille, Charlotte cédera finalement aux instances de sa grande amie Mary Taylor de voir venir les deux jeunes femmes la rejoindre à Bruxelles où elle et sa sœur Martha étaient pensionnaires. Ainsi Charlotte, le cœur plein d'espoirs, et Emily, le dos rond, quittèrent l'Angleterre pour la Belgique au début de l'année 1842.  










Pour revenir à Anne, sa seconde expérience comme gouvernante fut plus heureuse que la première. Elle sut faire apprécier ses talents d'éducatrice par la famille Robinson même si de son côté leurs moeurs aristocratiques ne lui plurent guère – comme elle en témoignera aussi dans Agnès Grey à travers la famille Murray. 

Toutefois, les soucis et les malheurs devaient assombrir ses jours et ceux de sa famille tout au long de l'année 1842. Pour commencer, au mois de mars, Branwell fut honteusement renvoyé des chemins de fer pour négligences comptables. De façon plus dramatique ensuite, une série de morts frappa l'entourage des sœurs Brontë : en effet, en l'espace de seulement quelques semaines, disparurent tour à tour William Weightman, des suites d'une infection, en août, puis Martha Taylor à Bruxelles, dans des conditions restées mystérieuses, en octobre, enfin la vieille tante Elizabeth quelques jours plus tard. 

Ce dernier décès provoquera le retour précipité à Haworth de Charlotte et Emily. Temporaire pour la première, il sera définitif pour la seconde afin de ne pas laisser sans proche leur père devenu aussi âgé. Charlotte regrettera cependant son choix de revenir seule à Bruxelles comme elle y développera des sentiments sans retour pour son professeur de français, Constantin Heger, époux de la directrice de sa pension. Sa détresse décidera finalement de son départ de Bruxelles à la fin de l'année 1843.  

De leur côté, au cours de cette même année, Anne et Branwell se retrouvèrent à partager le même toit à Thorp Green Hall après qu'Anne eut convaincue les Robinson d'engager son frère comme précepteur de leurs fils. Malheureusement, l'enfant terrible de la fratrie Brontë fera encore faire des siennes et pas des moindres puisqu'il nouera une liaison adultère avec la maîtresse de maison. On ne sait comment cette liaison fut découverte, mais elle aura pour conséquence de voir Anne démissionner de son poste en 1845 peu avant que n'intervienne le renvoi bruyant de Branwell.
 
En fait, il convient de savoir que la réalité elle-même de cette liaison a été dans le passé remise en cause faute de documents directs connus. Ainsi dans Le Monde infernal de Branwell Brontë, paru en 1960, Daphné du Maurier développa la thèse selon laquelle cette liaison fut une pure invention du jeune homme pour donner un caractère avantageux à son congé. Toutefois, une lettre trouvée dans les années 80 prouverait bel et bien le fait que Branwell et Mrs Robinson furent amants. Pour ma part, j'avoue qu'il faudrait que j'en prenne lecture pour être convaincu, mais passons à nouveau.  

Branwell ne devait jamais se remettre de son renvoi. Sombrant dans l'alcool et la drogue (le laudanum, médicament à base d'opium), ses crises de violence et de démence feront vivre un quotidien de plus en plus pénible à sa famille maintenant entièrement réunie à Haworth. 

À cela s'ajouta pour les sœurs Brontë le fait de voir leur projet d'ouvrir une école tourner court. Prévoyant d'établir leur établissement au sein même du presbytère familial, elles ne reçurent même pas une seule inscription.  
   
 * 
 
C'est ainsi seulement à l'automne 1845, après la découverte impromptue par Charlotte de poèmes qu'Emily avait composé en secret, découverte qui occasionna du reste une dispute mémorable, que les sœurs Brontë se décidèrent à placer leur destin dans les mains de la littérature – ce sans en faire part à personne, y compris Branwell. 

Elles conçurent d'abord un recueil commun de poésies qui, publié à leur frais en 1846, sous les pseudonymes masculins de Currer (Charlotte), Ellis (Emily) et Acton (Anne) Bell, ne trouvera en tout et pour tout que deux acquéreurs.  

Pendant la préparation de la publication de leur recueil, les soeurs Brontë se lancèrent aussi chacune dans la rédaction d'un roman : Le Professeur pour Charlotte, Les Hauts de Hurlevent pour Emily et Agnès Grey pour Anne. Seuls les deux derniers trouveront alors un éditeur non sans que leurs auteurs n'en soient à nouveau en partie de leur poche.  

Toutefois, ce sera finalement Charlotte (ou plutôt Currer Bell) qui, avec Jane Eyre, écrit rapidement dans la foulée du Professeur, sera la première à être publié à l'automne 1847 pour connaître un succès retentissant que les romans d'Emily et Anne (ou plutôt Ellis et Acton Bell, les sœurs Brontë garderont toujours ces pseudonymes) seront loin de partager à l'occasion de leur parution quelques semaines plus tard. D'après toutes mes lectures sur les sœurs Brontë, il semblerait que, tandis que Les Hauts de Hurlevent suscita quelque intérêt, Agnès Grey soit passé inaperçu.  

Pour notre part, nous lui consacrerons la prochaine fois une promenade particulière, je n'en dis pas plus.

Sur les traces d'Anne Brontë

The Inn at Lambton, 26 juin 2013
 
QUATRIÈME PROMENADE
MONDE INTÉRIEUR

La « pauvre gouvernante » que je suis, et dont le bonnet est imbibé de la sueur des efforts fournis pour parler d’Anne Brontë sous un jour que je voudrais limpide, s’offre un petit sourire timide : elle va enfin pouvoir parler un peu d’Agnès Grey, ce roman mal aimé aussi bien par les spécialistes que le grand public. Ne m’en voulez pas de le confesser, j’ai été chagriné par ce que j’ai entendu dire à son sujet au sein de cette auberge. Mesdames, vous avez blessé le cœur d’un homme ! (regard par en dessous le bonnet pour juger de son effet.)  
  
Portrait d'Anne Brontë par sa sœur Charlotte

Pardonnez ma fantaisie (oh ! j’avoue que je me plais à être une « pauvre gouvernante » affublée d’un bonnet au sein d’une auberge littéraire), je vais redevenir sérieux. J’ai été déçu de voir que personne n’avait pris Agnès Grey pour ce qu’il était : un roman, sans nul doute inspiré par le vécu de son auteur, mais porté par une réelle ambition sociale et didactique dépassant le cas personnel.

Bien plus encore, cette œuvre mal comprise, ou plutôt mal approchée, est aussi animé par un certain souffle poétique si bien que George Moore, l'auteur, au tournant du XXe siècle, des Confessions d'un jeune Anglais et d'Esther Waters, chef-d’œuvre du naturalisme britannique, compara le style d'Anne Brontë à de la « mousseline blanche ».

Pour ma part aussi, j'ai éprouvé un sentiment de beauté devant ce style épuré et fluide que partagent les poèmes d'Anne Brontë ainsi que les quelques dessins connus de sa main, dessins qui m'ont fait songer aux tableaux contemplatifs de Caspar David Friedrich, le célèbre peintre romantique allemand. En fait, j'ai été si troublé par leur ressemblance que je désire vous permettre d'en être troublé peut-être à votre votre tour par une confrontation. De cette manière, j'espère rendre plus directement sensible tout ce qu'un roman comme Agnès Grey offre au lecteur – pour peu qu'il le lise sans prévention. 

 What you please – Anne Brontë

Homme et femme regardant la lune – C.D. Friedrich

La Falaise de Rügen – C.D. Friedrich

Sans titre – Anne Brontë

Je ne sais si Anne Brontë connaissait l’œuvre du C.D. Friedrich (ce n'est pas impossible à une époque où l'Angleterre était attentive à la vie culturelle germanique). Quoi qu'il en soit, il est difficile de ne pas être frappé par tout ce que les dessins de l'une et les tableaux de l'autre offrent de commun.
  
Et ainsi d'Agnès Grey. En effet, au-delà de traiter sans fard de la condition des gouvernantes, le roman d'Anne Brontë constitue aussi le récit d'une jeune fille qui, après une enfance préservée du mal, s’élance dans le monde, ou plutôt la « création », car Agnès Grey est des plus pieuses, pour y découvrir, écœurée, les vanités et les turpitudes humaines. 

Face au mal, Agnès Grey ne se rebelle certes pas ouvertement – elle ne le peut pas en tant que femme de condition inférieure. Elle ne cède pas non plus à un fatalisme sans espoir ni pour les autres ni pour elle-même mais, sans perdre confiance en un Dieu aimant, même si cela est parfois difficile, elle s’évertue à faire ce qu’elle peut, modestement, pour rester fidèle à elle-même face à tous ceux qui ne l’aiment pas, qui ne peuvent pas aimer quelqu’un de profondément, authentiquement honnête, droit et généreux. 

Agnès Grey décrit les couches supérieures de la société victorienne dans un tel souci de véracité (j'insiste sur le terme) qu'on qualifierait volontiers l'approche d'Anne Brontë de naturaliste – ce qui était certes s'exposer (hier comme aujourd'hui) au rejet de la part d'une masse de lecteurs cherchant dans la littérature une vision adoucie et réconfortante du monde.
  
Toutefois, à travers son héroïne et l'espèce de pèlerinage existentiel qu'elle poursuit, le roman d'Anne Brontë est traversé par une poésie qui, sans affecter son caractère documentaire sur la société, lui confère quelque chose de frais et touchant - il est fort regrettable que si peu de monde y ait été sensible.
  
On pourrait envisager de la même manière les poèmes d'Anne Brontë. Comme Agnès Grey, leur facture simple a paru porter la marque d’une capacité bornée d’expression. Cependant, il faudrait aussi plutôt voir dans ce style le miroir d’une émotivité aussi profonde que contenue. 

Pour autant, cela ne signifie pas qu’Anne Brontë n'éprouva pas de grands tourments personnels et spirituels tout au long de sa vie, comme le révèle le poème To Cowper mais, pour les apaiser, elle aspirait plutôt à des baumes caressants (comme s'entretenir avec un pasteur appartenant à une confession prêchant un Dieu bienveillant – cf. épisodes précédents) qu’aux brutales et enivrantes médecines de la passion. 

Cela ne signifie pas non plus que le cœur doux d’Anne Brontë n’était pas irritable au plus haut point. La Locataire de Wildfell Hall est ainsi l’œuvre d’une femme très en colère !  
   
Le fait qu’Anne Brontë a envoyé quelques assiettes et casseroles sur la tête d’une gent masculine odieuse envers les femmes sera un des sujets de notre dernière promenade.

Sur les traces d'Anne Brontë

The Inn at Lambton, 28 juin 2013

CINQUIÈME PROMENADE
SCARBOROUGH

 La Locataire de Wildfell Hall parut au mois de juin 1848, sept mois seulement après Agnès Grey.

Comme on le sait d'après une lettre de Charlotte, Anne Brontë en poursuivit la rédaction au détriment de sa santé.
  
On peut supposer que ses efforts ne furent pas non plus facilités par le tour désespéré que prenait la déchéance de Branwell. Dans ses délires causées par l'alcool et le laudanum, il mit même une fois accidentellement le feu à sa chambre – ce qui décida son père à le tenir sous sa garde la nuit.

Si Anne Brontë fut sans nul doute inspirée par son frère pour traiter des ravages de l'alcoolisme dans La Locataire de Wildfell Hall, au vrai l'on ignore tout à fait les sentiments qu'elle développa à son égard. Il en est pareillement d'Emily du reste tandis que l'on sait en revanche que Charlotte finit par éprouver une certaine aversion.
  
Beaucoup de critiques ont toutefois cru retrouver la représentation de Branwell sous les traits d'Arthur Huntingdon ou ceux de Lord Lowborough dans le roman d'Anne. Pour ma part, je trouve la question simplement oiseuse tant, à la différence d'Agnès Grey, fondé sur le témoignage d'un vécu, La Locataire de Wildfell Hall se présente comme une œuvre distanciée.
  
Au chapitre des identités, on peut s'amuser par contre de ce qui advint à La Locataire de Wildfell Hall à sa parution. D'abord, il faut savoir qu'à ce moment-là, même les éditeurs des sœurs Brontë (George Smith pour Charlotte et Thomas Newby pour Emily et Anne) ne connaissaient toujours pas la véritable identité de celles-ci comme leurs rapports avec elles étaient entretenus uniquement par voie postale. Toutefois, le sexe et le nombre des frères Bell faisaient question au sein de la presse et du public. Aussi est-ce sans doute à la faveur de ces doutes que Thomas Newby entreprit de vendre les droits de La Locataire de Wildfell Hall aux États-Unis en le faisant passer pour une œuvre, non de l'obscur auteur d'Agnès Grey, Acton Bell (alias Anne Brontë), mais de l'auteur à succès de Jane Eyre, Currer Bell (alias Charlotte Brontë). Ayant vent de l'affaire, George Smith adressa alors à Charlotte une lettre pour obtenir des éclaircissements. En guise de réponse, Charlotte partit sans tarder pour Londres avec Anne, de sorte que leurs éditeurs respectifs apprirent enfin toute la vérité sur les frères Bell (ce qui du reste mécontenta Emily pour son cas personnel).

Ce voyage précipité, qui ne dura que quelques jours, marqua pour Anne la seule occasion de sa vie où elle franchit les limites de son Yorkshire natal.

Je ne m’étendrai guère sur La Locataire de Wildfell Hall dont la reconnaissance a été tardive. Ce roman relate la fuite du domicile conjugal d'Helen Huntingdon avec son petit garçon pour échapper à la violence de son mari Arthur, alcoolique et joueur. Comme dans Agnès Grey, Anne Brontë traite de cette situation malheureusement toujours fréquente de nos jours sur une toile de fond religieuse en affirmant, contre la doctrine de la prédestination, sa foi dans le salut universel.

Si Agnès Grey était passé inaperçu, il n'en fut pas de même de La Locataire de Wildfell Hall dont le ton réaliste pour traiter de l'assujettissement des femmes – à une époque où elles étaient même privées de droits à l'égard de leurs enfants – choqua. Anne répondra avec fermeté à ses censeurs dans une courte préface - qui devait représenter son dernier texte publié.













Comme nous l'avons laissé entendre, après la parution de La Locataire de Wildfell Hall, les jours d'Anne Brontë, dont la santé donnait des signes sérieux de dégradation, étaient comptés. Il en était de même de Branwell et d'Emily. En fait, on pense que tous étaient atteints depuis longtemps par la tuberculose. Quoi qu'il en soit, Branwell devait succomber le premier à ses excès au mois de septembre 1848 alors qu'il avait 31 ans. Alors que Charlotte se plaisait à croire en la vigueur physique d'Emily, une infection foudroyante – provoquée par un mauvais coup de froid pris le jour même de l'enterrement de Branwell – emportera cette dernière seulement trois mois plus tard au mois de décembre à l'âge de 30 ans.

Pendant ce temps, le mal gagnait du terrain aussi chez Anne. À la différence d'Emily qui avait refusé tout soin par défiance à l'égard de la médecine encore fort incertaine de son époque, elle acceptera de se soumettre à toutes les prescriptions des praticiens consultés sans qu'il n'en résulte d'amélioration notable de sa santé.

Alors qu'elle sentait sa fin approcher, Anne Brontë émit pour dernier vœu de passer quelques jours à Scarborough, cité balnéaire sur la mer du Nord dont elle avait pu apprécier les charmes du temps où elle avait été gouvernante chez les Robinson.

D'abord réticente au projet, Charlotte céda finalement aux insistances d'Anne de sorte que les deux sœurs, accompagnées d'Ellen Nussey, quittèrent Haworth pour Scarborough le 24 mai 1849.

Décharnée, respirant avec peine, incapable de se soutenir longtemps seule, Anne entendit toutefois profiter de son voyage en incommodant le moins possible ses compagnes tout en accomplissant ses dévotions même aux prix des plus grandes douleurs.

Elle qui était particulièrement attachée aux animaux, un des ultimes actes de bonté de sa brève vie fut de se permettre, à l'occasion d'un tour sur la plage dans un chariot tiré par un âne, de prendre, « avec une douce protestation », selon les mots de Charlotte, les rênes au conducteur qu'elle trouvait trop brutal.

Et quand, le 28 mai 1849, à 29 ans, il s’avéra qu’elle n’avait plus que quelques instants à vivre, elle s'en remit avec confiance à Dieu en encourageant sa sœur Charlotte à « prendre courage ».

Celle-ci s'efforcera de se conformer à son injonction mais, demeurant désormais seule auprès de son père au grand âge, ses moments de détresse seront nombreux au cours des années suivantes. Shirley, à l'automne 1849, et plus encore Villette, paru en 1853, après avoir été achevé des plus péniblement, en porteront la marque.

Si la vie parut sourire à nouveau à Charlotte Brontë avec son mariage en 1854 avec Arthur Bell Nicholls, qu'elle connut lorsqu'il était vicaire de son père, la maladie aura raison finalement d'elle à son tour quelques mois plus tard. Alors qu'elle était enceinte, elle expira son dernier souffle au mois de mars 1855, peu avant ses 39 ans.  

 
Dans le passé, on adjoignait souvent les épithètes « sweet and gentle » pour évoquer Anne Brontë. « Sweet and gentle Anne...», cela sonne comme le début d'un poème ou d'une chanson traditionnelle. Toutefois, s'il fallait en imaginer une au sujet de l'auteur d'Agnès Grey et de La Locataire de Wildfell Hall, on se plairait à ce qu'elle commence ainsi pour parler d'une jeune femme aux abords peut-être discrets et anodins, mais capable d'élever la voix avec courage devant les injustices...