Et son ombre recueille une sélection de textes sur les sœurs Brontë ainsi que sur quelques autres auteurs britanniques. Pratiquement tous proviennent du forum The Inn at Lambton. On peut considérer Et son ombre comme complémentaire au Wanderer of the Moors (site dédié entièrement aux sœurs Brontë) et à Passerelle (sur la littérature britannique en général). Par ailleurs, je tiens à m'excuser de la qualité pas toujours bonne des photographies que je propose de mes voyages en Angleterre, notamment dans le Yorkshire d’où étaient originaires les sœurs Brontë.

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Let Me Alone d'Anna Kavan

 The Inn At Lambton, 19 mars 2022

J’aurais voulu simplement toucher quelques mots de Let Me Alone d’Anna Kavan, mais il s’avère que celle-ci n’a pas de chambre dans cette auberge. Pour des présentations dignes, je renverrai à sa page Wikipédia qui me semble excellente (lien donné vers la page en français). En ces lieux, je me bornerai à quelques éléments. Anna Kavan (1901-1968, née Helen Emily Woods) est connue principalement pour Ice, son dernier roman au ton apocalyptique publié en 1967. D’après ce que j’ai lu de sa main, parmi ses sujets de prédilections figurent les rapports de domination et l’étrangeté au monde tels qu’elle en a été tourmenté dès son enfance traumatique (son père s’est suicidé quand elle avait 13 ans). Sombre et irréelle, souvent allégorique, l’œuvre d’Anna Kavan est marquée par les théories du Nouveau roman et de la psychanalyse.

Let Me Alone, publié en 1930, contient déjà tout ce que Ice, 37 ans plus tard, exprimera de grandes détresses. Pour plaisanter amèrement, on pourrait dire que ce qui les sépare, c’est l’espoir qui trouve encore un peu de place dans Let Me Alone !

L’un et l’autre ont la même héroïne faisant face à la solitude et à un monde hostile. Dans Let Me Alone, elle s’appelle Anna-Marie Forrester et sa vie nous est racontée depuis sa naissance à laquelle sa mère, Lise (issue de l’aristocratie autrichienne), n’a pas survécu. Anna-Marie passe ses première années éloignées des autres au coeur des Pyrénées espagnoles où son père, James (issu pour sa part de la haute société britannique), las de la vie mondaine, a décidé de s’installer. Au caractère énigmatique (pour dire, il écrit son journal intime en grec ancien...) et autoritaire, James Forrester témoigne à l’égard de sa fille d’une attitude perverse, balançant entre rejet et désir incestueux. Il finira par se suicider au cours de l’adolescence d’Anna-Marie – comme le père de l’auteur.

Sur ce point, est-ce qu’il s’agit de prendre pour portrait fidèle de ce dernier le personnage de James Forrester ? Je ne sais si on considère que, dans la psychanalyse, la psyché est envisagé comme un labyrinthe, et que, dans l’anti-conte de fée que constitue Scarcity of Love (que je recommande vivement à propos pour sa beauté plastique), c’est la mère qui est la figure castratrice.

Mais passons car, à l’origine, docteur, je ne m’étais arrêté à votre cabinet que pour  m’épancher un instant sur... Hum !  Reprenons le contrôle de notre texte pour dire que ce qui importe pour le lecteur au sujet de James Forrester est qu’il est le premier à faire du mal à l’incertaine Anna-Marie.

Après sa disparition, Anna-Marie est prise en charge par sa tante Lauretta Bland qui l’envoie en pension en Suisse avant de la confier aux soins de sa vieille amie, Rachel Fielding qui a ouvert un établissement aux méthodes novatrices. Anna-Marie connaitra là les années les meilleures (ou plutôt les moins pénibles) de son existence, trouvant en Rachel Fielding, puis sa camarade Sidney des personnes avec lesquelles elle se sentira enfin un peu à son aise – de manière, bien sûr, plus ou moins trouble, équivoque.

Par la suite, malheureusement, Anna-Marie verra son destin lui échapper de plus en plus. Alors qu’elle escompte continuer ses études à Oxford, un jeune homme, haut-fonctionnaire en Birmanie revenu en congé en Métropole, Matthew Kavan (celle qui signait alors Helen Ferguson reprendra ce nom plus tard), s’amourache d’elle d’une manière qui ne lui plait guère à elle, mais par contre beaucoup à sa tante Lauretta qui y voit un moyen commode et économique de ne plus avoir sa nièce « difficile » sur les bras.

Entre Anna-Marie et Matthew, tout est si décalé, tout va si mal dès le départ, que l’on pourra éprouver un véritable sentiment d’absurde devant leur union – à travers laquelle par ailleurs de virulentes critiques contre la domination patriarcale seront faites : “She was sick to death of the lordly male”.

Bien, nous nous en tiendrons là quant au dévoilement de l’intrigue. Comme on le voit, Let Me Alone est un roman douloureux et personnel. Son caractère psychanalytique ne s’exprime pas seulement dans les personnages. Il le fait aussi dans l’atmosphère qui les enveloppe, brumeuse tant que le récit se déroule en Europe, de plus en plus poisseuse à mesure qu’Anna-Marie et Matthew s’en éloigne (après avoir pris le bateau à Marseille qui, il faut croire, a vu passer sur ses quais tous les écrivains britanniques du temps de l’Empire) pour rejoindre la Birmanie. Il le fait encore parce qu’Anna Kavan parle somme toute d’elle-même en entremêlant vécu, ressenti et fantasmes.

Ainsi, le récit offert ne pourrait être défini ni comme tout à fait réaliste ni comme tout à fait symbolique. Il se situerait dans un entre-deux où Anna Kavan aurait tenté de se ressaisir elle-même pleinement. Elle aurait certes manqué un peu de maîtrise, surtout au début, mais elle aurait atteint l’essentiel en rendant sensible son terrible sentiment d’aliénation et d’impuissance.

Falling back, falling back – again and again…

Anna Kavan : Let Me Alone, 1930. 

Asylum Piece d'Anna Kavan

The Inn at Lambton, 6 avril 2022

Anna Kavan a connu tout au long de sa vie la souffrance psychique – que son addiction à l’héroïne, découverte vers ses 25 ans, a certainement compliqué. Cette souffrance finira même par la conduire à l’internement à plusieurs reprises.

Publié en 1940,  Asylum Piece témoigne de cette expérience de manière originale puisque l’ouvrage ne constitue à proprement parler ni un récit ni un recueil de nouvelles. À l’image de Let Me Alone, il se déploie dans un « entre-deux » composite.  D’abord, nous sommes plongés dans l’étrange (on pourra penser à Kafka), et nous suivrons (après deux histoires sans lien, du moins narratif, entre elles) une femme en butte aux autorités pour une affaire dont on ne saura rien jusqu’à ce qu’elle soit arrêtée. Ensuite, le ton se fera réaliste pour mettre en scène divers pensionnaires d’une maison de repos en Suisse, avant qu’il ne retombe dans l’étrange parce que rien n’y fait :  Anna Kavan, refrain, « retombe, et retombe, encore et encore »

Personnellement, face à ces combinaisons, je retire un sentiment mitigé. Le ton allégorique de la première partie, sur la menace de l’internement, et de la conclusion, ne m’a pas convaincu, je ne sais, alors que j’ai trouvé tout à fait réussie la seconde partie, non allégorique, sur la maison de repos en Suisse. De la sorte, on peut être tenté de regretter que tout ce qu’Anna Kavan voulait exprimer ne l’ait pas été comme là (ou bien, à l’inverse, comme A Scarcity of Love et Ice que j’invite à nouveau chaudement à lire).

 Anna Kavan : Asylum Piece, 1940.