Et son ombre recueille une sélection de textes sur les sœurs Brontë ainsi que sur quelques autres auteurs britanniques. Pratiquement tous proviennent du forum The Inn at Lambton. On peut considérer Et son ombre comme complémentaire au Wanderer of the Moors (site dédié entièrement aux sœurs Brontë) et à Passerelle (sur la littérature britannique en général). Par ailleurs, je tiens à m'excuser de la qualité pas toujours bonne des photographies que je propose de mes voyages en Angleterre, notamment dans le Yorkshire d’où étaient originaires les sœurs Brontë.

The Other One

The Inn at Lambton, 7 décembre 2013 

Je ne sais plus où j'ai relevé cette façon de désigner Anne Brontë qui souligne le dédain dont celle-ci a été longtemps l'objet en regard de ses sœurs avant de susciter quelque considération. 

Si l'Angleterre et la France sont réputées pour témoigner d'attitudes contraires devant les choses, notre pays, malheureusement, n'a pas fait davantage justice à Anne Brontë que sa terre d'origine comme aujourd’hui je voudrais en donner une idée d’après mes recherches dans les archives numériques de Gallica

La plus ancienne mention d'Anne Brontë en France dont j'ai retrouvé la trace date de 1852 et une notice de La Nouvelle biographie universelle publiée sous la direction du Dr Hoefer chez Firmin-Didot. Il convient de signaler qu'à cette époque, seule Charlotte jouissait de la faveur du public : 

« BRONTE (Charlotte), ou CURRER-BELL, romancière anglaise, née dans le Cumberland en 1824. Son père était un simple vicaire de campagne. Les sites qui l'entouraient furent la source et l'occasion de son talent. Jane Eyre et Shirley, romans publiés à Londres en 1848 et 1849 sous le pseudonyme de Currer-Bell, firent sensation, et dénotèrent chez leur auteur une grande connaissance du cœur humain, surtout du cœur féminin. 

BRONTE (Anne et Émily), sœurs de la précédente, mortes, Émily le 19 décembre 1848, et Anne le 28 mai 1849, publièrent, sous les pseudonymes d'Acton Bell et d'Ellis : Wuthering Heights et Agnès Grey; Londres, 1850. 

La mort d'Emily fut surtout regrettable : elle eût surpassé ses deux sœurs. » 

On pourra s'amuser des erreurs multiples (à une époque où elles étaient courantes dans les dictionnaires) de cette notice : les accents, l’un manquant à Brontë, l’un incorrect pour Emily, la date et le lieu de naissance de Charlotte (1816 dans le Yorkshire), la charge occupée par son père (pasteur et non vicaire), etc. On relèvera aussi le fait que La Locataire de Wildfell Hall, le second roman d'Anne Brontë, n'est pas mentionné. 

Ce ne sera que quelques années plus tard, en 1857, que le lecteur français en connaîtra l’existence et encore... En effet, dans sa longue présentation dans La Revue des Deux Mondes de la biographie de Charlotte Brontë par Elizabeth Gaskell, Eugène Montégut l'évoque seulement comme « un roman d’Acton Bell ». Dans cet article, un esprit chipoteur aurait pu par ailleurs faire son délice de l'orthographe donné au premier effort littéraire d'Anne : 

« Les trois sœurs ne se découragèrent pas : elles avaient publié ensemble leurs poèmes, elles eurent l’idée de publier ensemble un trio de nouvelles dont chacune serait l’œuvre de l’une d’entre elles. Dans cette pensée, Émilie composa Wuthering Heights, Anne Agnès Gray, et Charlotte le Professeur. » 

Si cette erreur fut, pour ainsi dire, rectifiée en 1859 au moment de la traduction d'Agnès Grey, conjointement à Shirley, on en commit malheureusement une nouvelle en attribuant les deux œuvres à Currer Bell (alias Charlotte Brontë). 

Enfin, passons sur ce qui était sans doute une duperie commerciale et faisons un bond à la fin du XIXe siècle et la mention d'Agnès Grey dans la préface de Téodor de Wyzewa pour sa traduction, la première en date, en 1892, de Watering Heigts d’Émilie Bronté. Non seulement Théodor de Wizĕwa orthographia correctement le premier roman d'Ann Brontè et lui en impartit comme de juste l'autorchip, mais dans son élan, alla jusqu'à en donner une opinion, tout cela dans une seule et même phrase : 

« Anne écrivit l’ennuyeuse histoire d’Agnès Grey. » 

Quelques années plus tard, en 1910, Ernest Dimnet exprimera avec à peine moins de mots un avis similaire (dont les lecteurs outre-Manche purent profiter comme l'ouvrage fut publié dans leur langue) dans ses Sœurs Brontë : 

« Ces trois ouvrages étaient Le Professeur, Wuthering Heights, et Agnès Grey. Agnès Grey n’importe guère, et nous n’avons aucun moyen de savoir depuis quand Emily travaillait sur Wuthering Heights. » 

Toutefois, on peut se demander si Ernest Dimnet, pour faire le résumé qui suit d'Agnès Grey, sans se méprendre sur son orthographe et son auteur, ne se serait pas mépris par contre de livre tout court : 

« Quelques semaines après Jane Eyre, Agnès Grey, le roman d’Anne (paisible histoire d’une institutrice qui, à la dernière page, finit par épouser le vicaire) et Wuthering Heights, le sombre chef-d’œuvre d’Emily, avaient paru chez Newby. » 

Ensuite, peut-être par crainte d'ennuyer trop le lecteur avec Anne Brontë, Ernest Dimnet se bornera lui aussi à ne mentionner que le titre de La Locataire de Wildfell Hall. 

Pour dire le peu d’estime que l'on continuait à avoir pour Anne Brontë en France dans ces années-là, même quand il se trouvait un écrivain réputé, en l'occurrence George Moore, pour exprimer de l'admiration à son égard, certains ne pouvaient s'empêcher d'être perplexe tel René Puaux en 1923 dans le quotidien Le Temps : 

« J'ai signalé dans cette rubrique le renouveau de faveur dont le monde littéraire anglais avait récemment entouré Emily Brontë, l'auteur de Wuthering Heights. M. Moore nous invite à redécouvrir The Tenant of Wildfell Hall et Agnès Grey d'Anne Brontë. Ainsi peu à peu la gloire de Charlotte, l’auteur de Jane Eyre, s’effrite-t-elle au profit de ses sœurs. Elle les aimait tant qu'elle n'en doit éprouver nul chagrin. Mais M. George Moore n'obéit-il pas, en maniant ainsi la pantoufle de cristal, à un certain snobisme fort à la mode en ce temps et qui consiste à dédaigner les grands auteurs que tout le monde reconnaît ou reconnaissait comme tels pour se lancer à sa recherche des poètes mineurs que personne ne lisait plus ? M. George Moore est un écrivain de grand talent, mais un critique un peu trop fantaisiste pour imposer ses convictions souvent momentanées ; toutefois, il est possible que The Tenant of Wildfell Hall soit un chef-d'œuvre méconnu. Si cet ouvrage n'était pas difficile à trouver en France, les amis de la littérature anglaise auraient plaisir à s'en rendre compte. » 

Surtout si l'on désirait l'y dénicher dans quelque librairie mal famée en se fiant au titre donné par la biographie (« romancée » certes) des sœurs Brontë qu'Émilie et Georges Romieu (mère et fils) publièrent en feuilleton en 1928 à nouveau dans Le Temps : 

« On est riche maintenant grâce aux revenus de Jane Eyre, de Monts d’orage et d’Agnès Grey ! Et même un deuxième roman d’Anne : Le locataire de Wildfell Hall va paraître. » 

Sans doute s’agit-il encore d'une malheureuse coquille. Par contre, il était faux de la part des auteurs des Coursiers Hélios de raconter que La Gouvernante perdue, Cimes tourmentées et La Fiancée du vicaire avaient apporté la fortune aux soeurs Brontë. Songez que, quand leur père, modeste pasteur, touchait 400 Livres par an, Anne reçut en tout et pour tout 50 Livres pour La Locataire de Wildfell Hall et Charlotte, pour Villette, 500. 

« Difficile à trouver en France », le second roman d'Anne Brontë dut attendre en fait 1938 pour se voir traduit. Je ne sais si René Puaux put alors se rendre compte qu'il s'agissait d' « un chef-d’œuvre méconnu ». Émile Herriot pour sa part, l'année suivante, encore et toujours dans Le Temps, à l'occasion de la sortie la biographie des sœurs Brontë par Robert de Traz, jugea qu'il n'en était pas un : 

« Les sœurs Brontë : il n’y en a que deux de célèbres, Charlotte l’auteur de Jane Eyre et Villette, et Emily, l’auteur des Hauts de Hurlevent. Une troisième, Anne, a écrit aussi, mais sans éclat, et l’on peut lire d’elle La dame du château de Wildfell. » 

1939 fut une année particulièrement riche en actualités brontëennes : en janvier, l'ouvrage de Robert de Traz (qui fut distingué comme Livre du Mois par Le Matin, journal populaire à fort tirage), en mai, l'adaptation des Hauts de Hurlevent par William Willer (occasion d'une première de gala à Paris), au milieu de l’été la (pseudo, pardon, psycho)-biographie d'Emily Brontë par Virginia Moore. 

Ailleurs, The Wanderer of the Moors a exprimé tout le mal qu'il pensait de ce dernier ouvrage déjà guère apprécié par les critiques littéraires de son époque comme celui (anonyme) du Matin qui contesta la « lecture mot à mot des poèmes d'Emily Brontë » opérée par Virginia Moore pour délivrer une « clef inattendue et scabreuse » au voile de mystère entourant la vie de son sujet, c'est-à-dire, tadam, prétendre qu'Emily Brontë développa, au cours des quelques mois où elle fut institutrice à Halifax, une liaison secrète avec une femme... 

En ce qui nous concerne, nous avons été aussi très fâchés contre Virginia Moore pour son mépris affiché à l'égard d'Anne Brontë. Voici un petit florilège : 

« – Anne avait peu à donner, d’abord à cause de son jeune âge et surtout par nature. 

– Anne était gentille et passive ; elle n’ajoutait guère au trésor des rêves, mais elle n’était pas un obstacle ; elle ne gênait pas. 

– Là, dans les libres espaces, plus de façons, plus de gêne. Emily, Anne et Branwell, pieds nus, passaient à gué le torrent, traînaient et disposaient des pierres pour que les aînées plus sages pussent passer à sec et c’étaient des rires, des cris de joie, des appels à chaque occasion : touffes de mousse, fleurs, couleurs changeantes, formes belles. Même la petite Anne, avec son air un peu endormi (…), même Anne se réveillait. 

– … aussi tendres qu’émouvants [jugement de Charlotte] les vers insipides [jugement de Virginia Moore] de la petite Anne. » 

Plus tard, en 1964, l'influence des vues (et du style) de Virginia Moore se fera sentir chez Françoise d'Eaubonne dans sa préface à un recueil de poèmes d'Emily Brontë : 

« Tandis que tous quatre voltigent comme des esprits et des fées sur les pentes couvertes de bruyère, personne au monde ne soupçonne la hiérarchie que ratifiera la postérité : Emily, le génie ; Charlotte, le talent ; Anne, la facilité ; Patrick, la nullité. » 

Dans les pages suivantes, Françoise d'Eaubonne en rajoutera une couche quant au premier roman de la cadette d'une fratrie aux dons si mal partagés : 

« (…) le mince pipeau baptisé Agnès Grey... » 

Quoique moins forte, la condescendance pour cette œuvre se retrouvera encore chez Louis Perche dans Ces étranges sœurs Brontë, paru en 1968 – de façon d'autant plus regrettable que j'ai trouvé cet ouvrage aux jolies photos de bonne tenue. Il n'en reste pas moins que Louis Perche considérait qu’Agnès Grey était seulement toujours « ''lisible'' pour deux raisons : d’abord par ce qu’ils nous représentent d’une certaine société anglaise de la fin de la première partie du XIXe siècle, et, aussi, ils nous aident à comprendre l’auteur lui-même, cette Anne Brontë si discrète à l’ombre des siens. » 

Heureusement, car on ne pourrait pas en dire autant d'André Téchiné et de son opus biographique, Les Sœurs Brontë, présenté à Cannes en 1979. The Wanderer of the Moors a également laissé libre-cours à ses critiques concernant une œuvre qui pourrait disputer à Devotion la palme du film le plus fantaisiste sur les sœurs Brontë (cf. The Brontë Myth) avec mention spéciale pour la scène où l'on voit Anne découvrir la mer pour la première fois peu avant de mourir alors qu'elle avait déjà eu l'occasion de la contempler à plusieurs reprises dans le passé. Dans cette scène remarquable, on entend aussi Charlotte maugréer son désamour de la mer comme de la lande alors que, dans la réalité, elles les chérissaient toutes deux. 

Je ne prétends pas être exhaustif sur la manière peu engageante dont on a jugé Anne Brontë en France pendant plus d'un siècle. Toutefois, à la suite du monde anglo-saxon, elle a fini par susciter chez nous davantage de respect et d’attention bien qu'elle souffre toujours quelque peu de sa mauvaise réputation passée. 

Pour citer une production témoignant du changement intervenu, je signalerai la présentation récente d'Agnès Grey faite par Dominique Jean au sein de La Pléiade en déplorant seulement pour le coup qu’elle n’ait pas été reprise pour l’édition du roman, chez le même éditeur, au sein de la moins coûteuse collection L’Imaginaire !

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