En réaction à un avis sur Villette. Une nouvelle fois, j'ai remanié profondément le texte original.
The Inn at Lambton, 2 juin 2014
Certes, Jane Eyre est « lumineux » là où Villette est sombre. En fait, tous les romans de Charlotte Brontë partagent les mêmes thèmes, notamment le désir et la réalisation de soi, qui sont traités de façon variée selon le moral de l'auteur face à l'évolution de sa propre existence – du moins est-ce mon impression.
À cet égard, on pourrait considérer Jane Eyre comme un roman fantasmatique, une rêverie à laquelle Charlotte Brontë aurait laissé libre-cours si bien que ses désirs inconscients, avec leur part inquiète, y auraient trouvé un canal par lequel s'extérioriser.
Ou bien serait-il plus juste de parler de rêverie méditative parce que Charlotte Brontë affirmerait son désir tout en l'interrogeant.
De la sorte, ce serait pourquoi son roman est empreint de fantastique et de gothique. Si dans l'ordre du monde physique, l'appel télépathique de Rochester est surnaturel, d'un point de vue fantasmatique, il ne serait que l'expression du désir d'être aimé.
Je ne sais où au juste, D.H. Lawrence a qualifié Charlotte Brontë de « pornographer ». Peut-être, mais alors d'un imagi-naire féminin marqué par le refus d'être un objet.
Tous les romans de Charlotte Brontë contiendraient une part fantasmatique, y compris Villette, même si ce serait de manière désenchantée, résignée face à une réalité frustrante.
Le début est terrible. Pour ma part, j’ai trouvé presque insupportable la souffrance d'exister à peine qui est exprimée. On croirait entendre la voix d'une ombre, d'un être qui n'est qu'un regard au point de se sentir obligé à un moment de rappeler au lecteur son nom :
« I, Lucy Snowe... »
J'ai fini même par songer à L’Étranger d’Albert Camus tant Lucy Snowe paraît coupée de ce qui l’entoure, décollée comme une affiche sur un mur, une vignette sur une feuille.
Comme personne ne l’appelle à exister, Lucy Snowe finit par décider d'essayer de le faire en embarquant pour le continent sur un navire dont j'ai trouvé le nom curieux : Vivid.
Hum... À cet instant, j'en viens à me demander si Vivid ne serait pas à comprendre, non en anglais par « vif, frappant », mais en français par « vie vide » ! Charlotte Brontë maîtrisait en effet le français dont Villette est beaucoup émaillé.
À cet égard, il est tentant aussi de lire Jane Eyre comme « Jane erre », Jane qui erre dans une vie vide, expliquant pourquoi Charlotte Brontë aurait rempli des pages blanches de tant de rêves intenses, certes vivid !
Je peux me tromper sur la signification véritable de Vivid et Jane Eyre, mais de toute façon Charlotte Brontë aime à jouer avec les noms de famille ou de lieux comme, au demeurant, nombre de ses pairs dans la littérature britannique.
On pourrait dire (et elle n'est donc pas la seule dans cet immense palais de miroirs que constitue la littérature britannique) qu'elle joue avec le réel et l'intériorité de manière identique, les entremêlant dans un même univers.
Dans Jane Eyre comme dans Villette, Charlotte Brontë procéderait carrément à une fusion des deux ordres. Mais si, dans Jane Eyre, Charlotte Brontë emporte le lecteur dans un tourbillon de désir, dans Villette, ce serait plutôt pour le faire patauger dans une mare de ressassement.
D'un point de vue intime, Villette donne en effet le sentiment d'une rétrospection opérée par Charlotte Brontë sur sa vie depuis son séjour en pension à Bruxelles quelques années auparavant. (1)
Au cours de ce séjour, elle éprouva une grande attraction pour le professeur Heger, époux de la directrice de son établissement.
Charlotte Brontë elle-même n'a pas caché s'être inspirée du couple Heger pour Villette (comme pour Le Professeur) ainsi que d'autres personnes rencontrées plus tard, notamment son éditeur londonien et sa famille.
Or, Lucy Snowe, qui vient s’installer à Villette, y retrouve tous ceux qu'elle connaissait à Londres dans une série de coïncidences. On peut du reste trouver ceux-ci invraisemblables et dommageables pour le roman. Charlotte lui aurait donné assurément un tour moins forcé si elle avait situé les événements à Paris (qu'elle eut bien pu affubler du nom d'Hydreville, capitale de la République de Gallégeade).
Dans le microcosme de Villette, il y aurait de quoi voir la projection d'une détresse profonde, celle dans laquelle serait tombé Charlotte Brontë alors qu'elle vivait seule avec son père malade depuis la mort de ses sœurs et de son frère.
Qu'est-ce que représentait pour elle le succès au quotidien ? Un mois à Londres, onze coincée plus ou moins à Haworth. Si Charlotte Brontë prétendait se résigner à son sort comme voulu par Dieu, dans son roman, Lucy Snowe, elle, ne dissimule pas ses gémissements.
On sait que la rédaction de Villette a été particulièrement longue et difficile. Si Charlotte y a repris la trame de son premier récit, Le Professeur (non publié alors), le ton n'est en tous les cas plus à l'optimisme.
Certes, comme William Crimsworth pour Frances Henri, Rochester pour Jane Eyre, Robert Moore pour Caroline Helstone (Shirley), un homme vient à éprouver de l'intérêt et d'affection pour Lucy Snowe. Mais dès le premier regard sur elle, Paul Emmanuel (inspiré par le professeur Heger) témoigne de rudesse. Il ne manque pas non plus parfois de ridicule avec son bonnet et ses vanités au contraire du gentleman qu'est le docteur John Graham (inspiré par l'éditeur de Charlotte Brontë) qui séduit Lucy Snowe même si elle observe avec ironie ses limites et son souci de respectabilité.
Il n'en reste pas moins que Paul Emmanuel et Lucy Snowe, qui ne cache pas ses propres travers, développent un amour authentique, peut-être comme celui que Charlotte Brontë eût aimé connaître avec le professeur Heger s'il n'avait été marié à une épouse (croquée avec aigreur sous les traits de Madame Beck – comme déjà dans Le Professeur).
Così la nave va...
(1) Charlotte passa deux années à Bruxelles. Elle avait 28 ans lorsqu'elle entra au sein de la pension Heger en compagnie d'Emily (dont le séjour ne durera que quelques mois) dans le but, pour les deux sœurs, de parfaire leurs aptitudes, notamment en français, alors qu'elles nourrissaient avec Anne le projet d'ouvrir une école dans leur pays natal.
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